L'entreprise à mission détourne-telle l'entreprise de sa mission ?
Introduction
Multiplier les points de vue et enrichir le débat par des interactions inopinées, tels ont été les partis pris sur cette thématique de "L'entreprise à mission". Chemin faisant s'est alors dessiné pas à pas le projet dont le point d'orgue a été cette conférence/débat.
D'une part, pour sortir des sentiers battus (et rebattus) ainsi que des déclarations de bonnes intentions.
D'autre part, parce que le militantisme ou l'engagement, même de bon aloi et aussi sincère soit-il, ne saurait se substituer à la compétence professionnelle ni se dispenser d'une confrontation exigeante au réel.
Bien au contraire :
ne pas se raconter d'histoire(s),
regarder la réalité en face,
appréhender une problématique sous ses différents aspects,
mettre les mains dans le cambouis sans réticence (eh oui… l'intendance suivra est souvent un leurre voire une commodité dangereuse !),
penser l'action en particulier lorsqu'on appartient à un système,
sont quelques-unes des conditions permettant d'agir de façon utile et efficace. Bien transformer ne se décrète ni ne s'improvise.
Au cours des prochains jours, je vous invite à découvrir par épisodes successifs des extraits "morceaux choisis" de nos différents intervenants.
[Extrait n°1]
FRÉDÉRIC FRÉRY, Professeur de stratégie à ESCP Business School et à CentraleSupélec
"La seule différence entre les entreprises et les autres formes d’organisations, c’est leur but lucratif. Une entreprise est une organisation qui sert à faire du profit : ce n’est pas une affirmation politique, c’est une affirmation technique.
Il me semble qu’autour de l’entreprise à mission, il y a confusion entre d’une part la création du profit et d’autre part son partage. Or, pour pouvoir partager le profit, il faut d’abord le créer.
Le but d’une entreprise est de créer cette richesse, mais ce n’est pas à elle de décider de son partage. Par définition, l’entreprise a un impact sur la société puisqu’elle produit cette richesse.
Je crois que ce n’est pas tant à l’entreprise – à mission ou non – qu’il faut redonner du sens, mais au travail lui-même. Faire bien son travail, produire des offres que des clients sont librement prêts à acheter, cela a du sens. Plus à mon avis que de confier à l’entreprise un rôle politique, ce qui est source de dilemmes et de dérives."
[Extrait n°2]
ISABELLE PARIZE, Chair of Delsey, administratrice de sociétés
"Je considère que les entreprises ont une mission : fournir à leurs consommateurs quels qu'ils soient des produits différenciants et de qualité correcte, pour faire du profit et rémunérer leurs actionnaires qui ont eux-mêmes investi de l'argent.
Si une entreprise n'a pas de raison d'être, elle ne peut pas exister. Mais la raison d'être n'est pas compliquée à définir : l'offre de l'entreprise doit répondre à une vraie demande.
Je travaille pour une start-up en très forte croissance qui, grâce à l'IA, permet aux femmes de mieux gérer leur santé sans avoir recours à des médicaments. C'est une vraie mission ! Et sa réussite montre combien cela correspond à un besoin.
Que nous prenions tous conscience de notre empreinte carbone, c'est plus que nécessaire, il est temps. Mais pour moi, cela n'a rien à voir avec la loi Pacte ou l'entreprise à mission.
Le consommateur a beaucoup plus de pouvoir qu'on ne le pense. Il peut grandement faire avancer les choses."
[Extrait n°3]
JULIEN SYLVAIN, Fondateur et CEO de Tediber
"En 2019-2020, on était parvenus un peu au bout de ce qu'on pouvait faire au plan écologique. Si on voulait être leader, il fallait totalement changer les règles du jeu. Faire radicalement différent et pas seulement un peu mieux, c'était aussi aller chercher la plus grosse performance pour Tediber.
L'entreprise à mission n'a pas été une fin en soi, mais une manière de capturer un peu plus notre engagement, en faisant en sorte qu'il soit pérenne pour l'entreprise. C'était également une manière de fédérer nos salariés autour d'un projet commun, ainsi que nos clients, fournisseurs et partenaires, et de légitimer des décisions structurantes de long terme.
C'est la raison pour laquelle, avec l'accord de nos partenaires et investisseurs, nous avons renoncé à un projet rentable mais qui n'était pas cohérent avec notre mission."
Sans l'entreprise à mission on ferait les mêmes actions. Nous n'avons pas beaucoup de moyens à l'échelle de Tediber, mais l'acte militant est à notre portée pour mettre en mouvement notre industrie."
[Extrait n°4]
CYRILLE VIGNERON, Président et CEO de Cartier
"On peut être une entreprise qui n'a pas la qualité d'entreprise à mission et avoir une conscience très forte de son rôle de citoyen du monde. Cartier en témoigne avec ses nombreuses actions dans le domaine de la philanthropie, de l'entrepreneuriat social, de l'art et de la culture.
Ces activités à but non commercial ont un impact réel sur l'environnement qui est le nôtre. A-t-on pour autant besoin de se définir comme une entreprise à mission pour en faire plus qu'une entreprise normale ?
Chacun dans son domaine doit contribuer autant que possible à la société. C'est d'autant plus important pour nous que le luxe n'est pas du domaine du nécessaire mais de l'art de vivre.
La mission que nous avons définie pour la maison est de voir la beauté partout où elle se trouve et de célébrer la beauté et la singularité.
Quant à l'environnement, tout le monde doit s'impliquer. Que l'on soit entreprise à mission ou pas, c'est un sujet qui nous concerne tous et le temps est compté."
[Extrait n°5]
ANGÈLE FAUGIER, membre du Directoire de Naxicap Partners
"Nos clients sont les fonds d'investissement. Ils nous mettent une énorme pression pour qu'on leur rende l'argent qu'ils nous ont confié en ayant multiplié par deux, par trois voire plus en 4 ou 5 ans. Quand vous demandez un bon rendement à votre compagnie d'assurance, c'est indirectement à nous que vous le demandez.
Dans les démarches ESG, on peut faire beaucoup de choses sans obérer la rentabilité des sociétés. Mais il y a des dilemmes que nous n'arrivons pas à résoudre, y compris dans nos participations très engagées sur la RSE.
Dans nos métiers le partage de la valeur existe depuis longtemps. On le fait dans une mesure que nous pensons raisonnable. Mais ce que prévoit la loi Pacte n'apporte pas grand-chose au regard de nos usages.
Le business model d'une participation est étudié et sa trajectoire définie avant l'investissement. On peut opter à ce stade pour l'entreprise à mission, mais pas en cours de route. Si en changeant les paramètres on pénalisait nos sociétés et nos investisseurs, on ne ferait pas bien notre métier."